Une épitaphe

Texte de 2008, écrit donc plus de dix ans avant mon infarctus.

Et si j’apprenais que je devais mourir dans quelques mois?

Amusant, l’élagage dans l’allégresse que, semble-t-il, cette idée, encore sans fondement, j’espère, provoquerait dans nos activités : « Désolé les gars, je vais mourir, alors vous comprenez… ».

Mais est-ce sans fondement? La santé est bonne, mais je vais mourir dans quelques dizaines d’années, tout au plus. Des dizaines de mois, ce sont des années et des dizaines d’années, on y est donc…

Je sais ça représente un facteur 100, mais ramenez l’idée à « je vais mourir dans un an » et hop, il ne s’agit plus que d’un facteur 10 et donc pas si impressionnant comme différence d’échelle. Donc cet allègre élagage n’a évidemment pas de raison d’attendre.

Et pourtant, je reste chargé de fardeaux qui ne me survivront pas et ne survivraient sans doute pas à cette coupe claire. Quelle branche faut-il raccourcir? La grosse-là des habitudes ancrées? Ou de petites brindilles? Et pour laisser la place à quelle pousse?

La première tentation, c’est de couper les plus grosses branches, celles qui obscurcissent la vue, même quand on est assis dessus. Allez, hop, on tombera pas beaucoup plus bas, quoi. Et puis, il y a la jubilation d’être cap’ vis-à-vis de ceux qui restent coincés dans leur propre entrelacs de branches…

Ah, le regard des autres, voilà encore un truc à élaguer, mais si, justement, c’est pour jubiler de ce regard jaloux qu’on voudrait couper telle ou telle grosse branche, ça tourne en rond…

Bon, on tranchera plus tard la question de ce qu’il faut couper – ce qu’on fait d'ailleurs depuis toutes ces années passées d’immortalité temporaire et factice – et une autre idée se fait jour : ok pour lâcher la bride et profiter de la mortalité assurée pour faire sortir du sens ainsi que les vidanges, mais mourir, c’est aussi passer de l’autre côté et c’est donc l’occasion de devenir immortel, bref de laisser un truc.

Un truc chouette, tout de même. Ce serait dommage de se crever avant de mourir, de se tuer à la tâche comme le commun des mortels, alors qu’on pourrait attendre le déluge en tuant le temps…

Alors, le truc, ce pourrait être une œuvre mémorable : des écrits, des actions collectives, en politique, dans le social, des hauts faits héroïques. Mais aussi élever ses trois enfants en leur fournissant à chacune, dans le respect de leurs personnalités – à découvrir en plus – les briques de bases de leur vie, les recettes du mortier pour les coller et deux-trois concepts pour en établir des plans dignes.

Voilà un beau projet, pas de justification, pas de regard des autres, un pacte juste entre elles et moi.

Unilatéral en plus, pas de négociation! Et si ça rate? Va savoir, il n’y a pas de mesure objective de toute manière.

Ce n’est pas ce que je peux leur transmettre qui leur évitera les affres de l’existence et les interrogations qui vont avec, les croyances, l’impermanence des situations et des idées, sans parler de la bêtise crasse et méchante qui irrigue la pataugeoire humaine.

Mais, comme le vaccin peut aider à reconnaître plus ou moins sûrement le virus, elles auront quelques bouées pour les aider à naviguer les jours de beau temps et pour se raccrocher ou, plus modestement, les savoir pas trop loin, flottant, dans les moments de noyades.

« C’est pour ça que mon père nous répétait toujours… ». Voilà mon épitaphe, à murmurer amusée, comme un clin d’œil. Mais je ne suis pas encore mort, non plus!

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