Théâtre d'opération

— Ça faisait longtemps qu’on n’était pas venu voir un spectacle.
— Presque deux ans, en effet, avec la covid…
— Avec aussi les stupidités de passe sanitaire et le soi-disant vaccin.
— Mais c’est fini.
— Suspendu, plutôt... Ils ont racheté des stocks pour après les élections.

Nous entrons dans la salle. Plus de jauge infantilisante, de petits collants de distance ou de fléchage au sol. « Le message de prévention qu’on pourrait coller aux murs devrait dire : la distanciation sociale nuit à la santé mentale ». Nous prenons nos places dans la légère rumeur d’un public qui s’installe.

— Tu as bien fait de choisir cette pièce, ça nous changera de l’actualité. Rien de mieux que l’art pour nous échapper du réel.
— Quoiqu’on y ridiculise déjà un peu les médecins…
— Et qu’il y a une critique de la propagande de l’époque…
— C’est vrai, rien ne change, ou change tout le temps ou plutôt : ce qui ne change pas, c’est que ça change tout le temps...
— Tu passes en mode philo ?

Déjà la lumière baisse, les conversations s’atténuent. Le noir s’empare de tout l’espace puis sur l’écran apparaissent deux longues bandes de couleur horizontales bleue et jaune, lourdes de silence. « Oh non… »

Elle regarde ostensiblement dans le feuillet sur ses genoux :

— J’avais pas vu ça dans le programme.
— Tu parlais de s’évader par l’art ?
— Hé hé…

Déjà un spectateur tourne sa tête vers nous, le regard courroucé et l’air pénétré de dévotion grave.

— Ça doit être des publicités, comme au cinéma.
— Pour une agence de voyage ? Une marque de céréales ?

Quelqu’un a dû nous entendre :

— Chut !
— Mince, il faut maintenant se taire pendant les publicités, à moins que… Tu crois que c’est commencé et que ça fait partie de la pièce ?
— Non, non, il n’est pas prévu d’office religieux dans le programme.
— Joue pas les naïfs...
— Je demande pour un ami, tu sais.
— Peut-être que si on continue à chuchoter, on devient un pro-Poutine, et ça c’est très grave...
— Je ne souhaite ça à personne.

Sur scène les jeux d’éclairage tentent d’insuffler un peu de vie à ce message bicolore un peu vide : sans doute, la bonne réaction de Pharisien est de se courber en dévotion et de montrer un visage pénétré de gravité. D’autant que, graphiquement, ce sont deux belles couleurs, chaudes, offrant un contraste intéressant.

— Ça me rappelle la Tour Eiffel…
— La porte de Brandenburg à Berlin…
— Ou le Colisée à Rome.
— Le stade olympique de Montréal.
— Même eux ?
— Illuminés…
— Tu parles des bâtiments ?
— Aussi...
— Tu en connais d’autres ?
— À part les profils Facebook ?
— C’est un grand classique.
— Tu en vois d’autres ?
— Euh… peut-être Nuremberg, mais c’était pas les mêmes couleurs…

Un grincheux s'énerve dans l'obscurité :

— Mais taisez-vous !
— Dés que la vraie pièce commence, Monsieur, et j’ai grand hâte, comme vous.

Nous continuons mezzo voce :

— Tu penses que ça va durer encore longtemps ?
— En général ou là, maintenant, sur scène ?
— En général.
— Probablement tant que l’OTAN voudra faire durer la guerre en Ukraine pour y enliser la Russie pour ensuite s’y installer définitivement.

La scène n’a pas vraiment changé, si ce n’est une musique, ou plutôt un bruit sourd très grave montant des profondeurs pour faire peur. Les lumières bougent toujours pour créer un effet de vague ou de flottement.

— Tu te souviens de la mobilisation des artistes lors de l’agression de la Lybie par l’OTAN ?
— Non.
— Moi non plus. Et la mobilisation contre les bombardements de Belgrade par l’OTAN ?
— Non plus.
— Étrange comme la mémoire nous lâche...
— Un beau drapeau serbe, ça aurait été du meilleur effet, non ?
— En fait, c’est pas sûr…
— Pourquoi donc ? De quelles couleurs est-il ?
Tiercé en fasce de gueules, d’azur et d’argent à un écu de gueules à une aigle d’argent bicéphale, etc. brochant sur le tout.
— Hein ?
— Rouge, bleu, blanc, avec un blason.
— Et alors, pourquoi ça n’irait pas ?
— Ce sont exactement, dans l’ordre inversé, les couleurs de la Russie : blanc, bleu, rouge.
— Je vois...
— Je n’ai pas dû aller au théâtre non plus pendant les huit années des bombardements sur le Donbass ; je me serais certainement souvenu des mobilisations pleines d’émotion de ce genre.
— Le... ?
— Le Donbass, c’était des Ukrainiens déjà.
— Aïe. Encore ? Oui et non : là c’était des Ukrainiens.
— C’est ce que je dis : encore.
— Certes, mais c’étaient des Ukrainiens qui tiraient...
— Sur d'autres Ukrainiens ?
— Oui.
— T’es sûr ? On en aurait parlé, non ?

Le noir revient sur scène. Nous nous enfonçons dans nos fauteuils pour mieux glisser dans la prestation artistique vivante qui va nous être offerte. Nous allons pouvoir nous évader dans l’imaginaire d’un auteur, dans le détail du jeu de comédiens, recevoir en partage le fruit de leur travail, niché dans l’écrin de l’univers créé par des passionnés de mise en scène, de costume, de décors. En avons-nous le droit quand d’autres reçoivent des bombes sur la tête, voire simplement vivent dans l’inquiétude de voir leur monde quotidien bouleversé par l’irruption de tanks étrangers, plus ou moins fraternels, illégalement entrés dans leur vie.

Mais cette légitime question semble apparaître de manière bien sélective : elle ne se pose par exemple pas publiquement en regard des victimes du Yemen, de la Somalie, de la Syrie ou des Républiques de Donets et Lugansk, toutes victimes de bombardements la même semaine que l’entrée des troupes russes en Ukraine. Sans parler des victimes passées d’autre bombardements, sans doute parce que ce sont nos troupes, celles du Bien, qui s’en chargeaient.

Et même si on accepte d'être sélectif, de se sentir plus ou moins concerné par telle ou telle situation, et quels que soient les critères de cette sélection, où s’arrête la légitime émotion devant l’horreur de la guerre et devant notre impuissance à la conjurer ? Où commence la détestable propagande qui permet de la poursuivre, de l’élargir, de l'étendre, jusqu'au point où ceux qui l’auront initiée ou amplifiée seront oubliés dans l’embrasement général ?

Chacun y répondra pour soi-même, partagé entre émotions, connaissances, propagandes, conformismes, rancunes. Mais dans ce conflit, si nous ne ne pouvons agir sur la propagande russe, nous ne sommes pas obligés de nous faire attraper par celle du camp d’en face. Même et surtout quand on ne connaît rien à la situation passée, même si l'Ukraine, son drapeau, son dirigeant, ses choix politiques, ses comportements, et ses drames nous étaient encore inconnus il y a deux semaines...

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