Capture d'attention

— Hey les jeunes, ne remarquez vous pas qu’on vous vole ?
— Quoi ?
— Votre attention.
— Mon attention ?
— Oui, votre capacité d’attention, votre capacité de vous porter sur un sujet, sur une situation, sur une pensée, extérieure ou intérieure, dehors ou dans votre tête.

— Comment ça ?
— Votre téléphone... « Ça va le p’tit jeune, il ne s’ennuie pas ? Non, il a son téléphone »
— Et alors, genre, il est où est le problème ?
— Il est là : la peur de s’ennuyer, et même l’idée que l’ennui ne puisse rien apporter.
— Qu’est-ce que ça peut apporter, l’ennui ?
— D’exercer sa créativité… pour se débarrasser de cet ennui !
— Ben, c’est justement ça que fait mon téléphone : supprimer l’ennui, duh !
— Pas du tout.
— Ben si : quand je m’ennuie, je prends mon téléphone et je ne m’ennuie plus !
— C’est pas pareil.
— Si.
— Non.
— Et comment, c’est pas pareil ? C’est parce que tu ne l’utilises pas comme nous ? C’est pas assez « intello », genre, pour toi , le téléphone ?
— Peut-être, mais la différence n’est pas là du tout. L’ennui nous pousse à vouloir nous « désennuyer » et donc à développer notre créativité pour nous en débarrasser. Mais si on nous débarrasse de l’ennui sans que nous participions à le faire…
— Ben… je profite de la créativité des autres, genre. Je gagne du temps.
— C’est bien ça : tu ne développes pas la tienne.
— Ça n’empêche pas… mais c’est parfois très créatif
— Mouais, parfois.  Aligner des bonbons de couleur qui clignotent n’est peut-être pas le meilleur exemple, ni tirer sur des monstres qui surgissent de partout…
— C’est pas parce que tu n’aimes pas que…
— Aimer ou pas... C’est pas mon sujet. Je parle de rapt, du rapt de ton attention et de ta capacité d’imagination. Happé par le petit écran, par la série qui t’attire, par le renouvellement continu du flot d’information, tu es prisonnier. Tu n’es plus capable de voir le monde autour de toi, de te rendre disponible pour ce qu’il offre d’opportunités, de hasards, de rencontres, d’échanges, de regards, de découvertes, de la sérendipité dont il regorge.
— Y en bien plus dans le téléphone, si tu choisi les bons comptes...
— « Si tu choisis bien », encore faut-il « bien » choisir, ce qui n’est pas donné à tout le monde.
— Ben moi, j’y arrive.
— Certainement. Mais tous ces contenus , toutes ces informations probablement intéressantes, ne s’ajoutent pas à ce qu’offre le monde réel : ils s’y substituent.
— C’est autre chose, tout simplement. Quelque chose de plus moderne, tu peux pas comprendre…
— Je peux comprendre, ne t’inquiète pas pour moi. D’autant plus que j’ai connu l’époque où ils n’existaient que dans l’imagination des auteurs de science fiction ou des humoristes. Autrement dit : je sais à quoi ressemble le monde sans ces nouveautés.
— Mais c’est fini.
— Ça aussi je l’ai compris. Mais je continue mon raisonnement : en se substituant au monde réel, ces contenus attirants sont placés là par des plateformes, des intérêts, des acteurs économiques ou politiques, qui ne les mettent pas là pour rien, et qui scrutent ce que tu en fais, d’abord quantitativement, puis qualitativement. Ils testent telle séquence, les algorithmes te mettent sous le nez tel contenu et suivant la manière dont tu y réagis, ils vont t’en donner toujours plus, pour toujours s’assurer que tu restes captif, que ton attention soit bien aspirée.
— Et alors ?
— Alors, « quand c’est gratuit, c’est toi le produit » — tu en as bien le droit si tu y consens — mais surtout tu es capturé, enlevé dans un autre monde, te coupant de celui qui existe autour de toi, de tes proches, de tes anciens qui ont encore quelque chose à te transmettre avant de te laisser la place, et te coupant des références communes du monde physique, de celles qui font qu’on forme une société, avec sa diversité, ses échanges.
— J’ai tout ça dans mon téléphone.
— Non, tu en as une copie, qui n’est pas au service du collectif de notre société mais de certains intérêts, privés ou publics, même étrangers et qui s’en repaissent et te soustraient de la vraie société, celle des hommes et des femmes qui t’entourent. Et quand on te vole tes racines, je ne sais pas si il est même possible de les revoir un jour.

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