L'heure du conte : le vivre ou l'écrire

— Ah c'est toi ?
— Oui je me suis proposé pour les séances de lecture de conte et on m'a demandé de venir le faire ici. Est-ce que ça… ?
— Non, non, c'est très bien. Qu’est-ce que tu vas leur lire ?
— On m'avait dit que ce serait fourni sur place...
— Je ne suis pas au courant. Tu veux que je te trouve quelque chose ?
— Attends, je vais improviser.
— Tu te sens d'attaque ?
— Étonnamment, oui.
— Je te les laisse donc.

École de Lumio

La maîtresse s’adresse à sa classe, attentive :
— Les enfants, voici celui qui va vous raconter une histoire ce matin. Vous allez bien l'écouter et être bien sages…

Elle se retourne vers l'invité :
— Tu préfères que je sorte ?
— Non, non, tu peux rester.

— Bonjour les enfants, ce matin je vais vous raconter une histoire, une belle histoire.
— Ça finit bien ?
— Qui sait ? Tu souhaites que ça finisse bien ?
— Oui, monsieur.
— On verra. Moi aussi je le souhaite. C'est l'histoire d'une jeune fille et d'un jeune garçon. Il était une fois une jeune fille et un jeune garçon… Ils étaient un peu plus grands que vous quand ils se sont rencontrés pour la première fois.

Les enfants sont tout ouïe. La maîtresse range discrètement quelques papiers, soulagée d'avoir un peu de temps à elle et un peu curieuse de l’histoire qui va être racontée à ses enfants.

« Quand ils se sont rencontrés, ils ont souvent joué ensemble, avec d’autres camarades, en vacances. Et le jeune garçon aimait beaucoup la jeune fille mais comme il était très timide, il n'osait pas le lui dire ni même imaginer le lui dire. »

Une petite fille très attentive bondit, le doigt avec tout le bras tendus en l’air :
— Et elle ? Elle aimait le garçon ?
— Je ne sais pas. Le jeune garçon non plus ne le savait pas et comme il n'osait rien dire, il ne risquait pas de le savoir, le pauvre.

« Et plus il la voyait, plus il l'aimait. Et plus il l’aimait, plus il se sentait incapable d'oser l’approcher. Il en venait à la voir comme une statue intouchable, comme une déesse inaccessible… Il en devenait malheureux. Alors comme il n'osait pas lui parler, il lui a écrit. Comme elle habitait loin et qu'ils ne se voyaient que pendant les vacances il lui a écrit mais n’a rien osé dire dans ses lettres. Il en a envoyé des lettres, raconté des histoire, dessiné... Quelque fois il la faisait rire, quelque fois elle en avait assez, mais il n'en savait rien. Elle ne lui répondait pas. Elle ne lui répondait jamais.

Quelque fois, quand ils étaient loin, il lui téléphonait. Il avait peur de la déranger, de paraître ridicule. Allait-elle être mécontente qu'il la dérange ? Allait-elle être irritée qu'il ose l’appeler ? Alors il n'osait pas, ou rarement. Et quand il osait, il se préparait à l'avance. Il choisissait une musique qui lui plairait, préparait ses phrases, puis il composait le numéro de téléphone tout tremblant. Et ils se parlaient. Et toutes les phrases préparées soigneusement dans sa tête s'envolaient ou se précipitaient toutes ensemble balbutiées, mélangées. À la fin quand il raccrochait, il se sentait nul, raté, inutile, humilié.

Alors ils ont grandi, loin de l'autre, chacun de son côté, ils ont construit leur vie d'adolescent puis d'adulte, toujours plus loin, à des milliers de kilomètres. Mais elle restait toujours présente dans le cœur du garçon et dans ses rêves. Quand il rêvait d’elle, plus de phrase bancale, de message sans réponse, de gêne : elle était dans sa maison, qui prenait des formes différentes à chaque rêve, et il rentrait comme on revient d'un voyage ou du travail. Elle l'accueillait alors en silence.

Un jour ce garçon, devenu un homme, est revenu. Il avait un peu vieilli mais le petit garçon a l'intérieur de lui restait bien vivant. Il est revenu et il a osé la revoir. Ils se sont raconté les vies qu'ils avaient vécues en parallèle. Il lui a raconté son chemin ; elle lui a raconté son drame, l'accident terrible qu'elle avait traversé. »

La maîtresse, un feuillet en l’air, a suspendu son geste, écoutant avec une attention renouvelée.

« Mais ce retour du garçon, c'était celui du passé, d'un passé merveilleux, plein de promesse où tout était encore possible pour chacun. Le garçon n'était plus tout à fait le même — il avait quand même un peu grandi finalement. Même si lui aussi aimait rêvasser du passé, il restait bien vivant dans le présent. Et il a continué à voyager. Et il a continué à revenir, de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. Il aimait toujours la jeune fille devenue une belle femme. Elle ne lui répondait toujours pas.

Un jour qu'il était revenu, il a eu un grave accident de santé. Il a failli mourir et s’est demandé s'il était venu mourir ici, près de celle qu'il aimait depuis si longtemps, et qui ne le saurait peut-être pas. Il a trouvé l'idée joliment romantique mais comme il n'avait aucune envie de mourir, il a continué à vivre, alternant espoir fou et détachement raisonnable. »

— Et ça finit bien ?
— Ça n'est pas fini. Peut-être qu'il se trompe à rêver des choses impossibles. Peut-être qu'elle ne l'aime vraiment pas. Peut-être qu'elle est au contraire prisonnière dans un donjon dont elle ne peut sortir et dont elle ne peut parler, avec des murs faits de règles, de désespoir, de punition. Et qu'il n'ose pas faire voler en éclat...

Les enfants semblaient perplexes, peut-être même un peu déçus. Il s’en rendit compte.

— Les enfants, vous voudriez que ça finisse bien ?
— Oui ! », répondirent-ils en chœur, soulagés de pouvoir sortir de cette gêne en criant.
— Moi aussi. Mais peut-être ne faut-il pas attendre la fin de l'histoire pour commencer à la vivre. D’abord, on vit ; après, si on le temps, on en écrit l'histoire.

Il sortit de l'école pour rentrer chez lui. C'était les vacances de février qui commençaient. Décrocherait-il son téléphone ? Lui répondrait-elle ?

Écrit dans le train entre Ponte Leccia et Calvi.

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