Le monde d'hier, Stefan Sweig

Europe

Aujourd'hui que l'Europe est synonyme de crise économique, de mépris des peuples, d'institutions anti-démocratiques, il est difficile de voir l'espoir qu'elle a représenté en plein tourment des deux guerres mondiales. Stefan Sweig, né autrichien dans une famille juive aisée et intégrée, d'un empire considéré comme solide, rêvant d'une citoyenneté de nomade européen, mourra en 1942, apatride, exilé d'un pays dont il aura connu l'éclatement de 1918 puis la disparition sous l'Anschluß hitlérien.

« il me restait du temps, après mon travail qui n'était pas trop absorbant, pour cet autre travail qui me paraissait le plus important dans cette guerre : préparer la réconciliation future. »

Cette volonté de croire en l'après-guerre et la reconstruction qu'elle permet m'impressionne beaucoup. Je la retrouve dans Hessel et sa volonté farouche de considérer les avancées de l'évolution de la conscience humaine non seulement possible mais en marche, lente, mais en marche tout de même. Elle me replonge aussi dans le superbe Éducation européenne, de Romain Gary, où des résistants au fond d'une forêt sur le front Est imaginent le monde d'après, un monde dont la guerre est le creuset. Je n'oublie pas non plus le programme du Conseil National de la Résistance de 1943 qui a bâti l'après-guerre, ses progrès sociaux et sa volonté de faire société.

Témoignages

Ce monde d'hier est aussi un double témoignage que nous livre Stefan Sweig, livré des deux extrémités de sa vie.

En 1881, il nous présente le « vieux » monde, révolu, mort avec dans les tranchées de la Première guerre mondiale, mais qui, étant son cadre de naissance, continue à lui servir de référence pour en mesurer le nouveau.

Mort en 1942, Sweig ne sera pas témoin du retournement de la Seconde guerre, de la défaire de l'Axe en 1945, des nouveaux espoirs de paix après guerre, de la création de l'ONU, comme Hessel encore, de la guerre froide qui a uni l'Europe occidentale contre un péril extérieur, du mouvement des non-alignés ni de la suite, bref de tous les événements qui continuent à faire du monde un endroit en changement permanent. Puisqu'il ne connaît pas la suite, son témoignage est d'autant plus précieux et crédible car brut, tiré du fond de son désespoir – il se suicide –. C'est ce qui lui donne une force très importante à mes yeux.

Naïveté

Au travers des pages, j'ai trouvé beaucoup de naïveté et une certaine faiblesse, assez typique du début du siècle. Par exemple, les regards sur les traits des peuples et leurs généralités supposées : « les Anglais », « les Allemands », des regards d'avant le grand mélange, d'une époque conservatrice, de la colonisation, de la supposée suprématie de l'homme blanc portant son « fardeau ». Cette naïveté d'intellectuel semble même laisser penser que Sweig a attendu les mensonges et les crimes de Hitler pour envisager même des notions comme celle de raison d'état.

« Il est difficile de se dépouiller en quelques semaines de trente ou quarante ans de foi dans le monde. »

Aujourd'hui, il me semble que nous soyons moins naïfs et même blasés au point de trouver normal de les États-Unis espionnent des pays alliés comme la France et l'Allemagne exactement comme ils espionnaient il y a 30 ans l'URSS, considérée ennemi, voire le Mal absolu. Cependant, derrière notre cynisme d'aujourd'hui, la naïveté reste vivace et l'auteur nous met en garde clairement : « cette foi heureuse et confiante en la raison, dont nous pensions qu'à la dernière heure elle arrêterait la folie, a été en même temps notre seule faute. »

Ou comme dirait Michel Audiard dans Un taxi pour Tobrouk : « Deux intellectuels assis vont moins loin qu'une brute qui marche. »

Montée du nazisme

Comme un négatif de ce monde d'hier, empreint de nostalgie, et qu'il a connu du bon côté du manche, Sweig nous offre une description très didactique de la montée du nazisme. Il nous décrit très précisément comment le désordre, l'humiliation, le désespoir économique conduisent à l'ordre réactionnaire et sa violence qui se veut rédemptrice.

« un gigantesque désir d'ordre se manifestait dans tous les milieux de ce peuple, pour qui l'ordre a toujours eu plus de prix que la liberté et le droit – même Goethe a dit que la liberté lui paraissait plus fâcheuse qu'une injustice. Et quiconque promettait l'ordre avait aussitôt des centaines de milliers de gens derrière lui. »

« nous tous, en Allemagne et en Autriche, n'avons jamais jugé possible, en 1933, et encore en 1934, un centième, un millième de ce qui devait cependant éclater quelques semaines plus tard. » Quelques semaines...

Œuvre très personnelle

Cette naïveté politique, loin d'être un défaut pour notre témoin et pour l'intérêt de son témoignage, nous ouvre au contraire un regard personnel, empreint de retenue, de délicatesse et de respect qui met en lumière tout ce que le monde a perdu d'humanité en ce 20e siècle. Des Reichtags brûlent à intervalle régulier, Guantanamo a testé notre capacité à accepter n'importe quelle système carcéral extra-judiciaire. Ces tests sont exactement l'illustration de sa description de la politique hitlérienne.

« [Les nationaux-socialistes] appliquaient leurs méthodes avec prudence : on procédait par doses successibles, et on ménageait une petite pause après chaque dose. [..] on attendait un moment pour voir [..] si la conscience universelle supportait encore cette dose. »

Qui écrit ?

« Nous » voyage-t-il tout seul ? Est-il marié ? Me suis-je demandé au milieu de la lecture. C'est très peu clair et sa femme – à part à leur mariage en Grande-Bretagne – est à peine évoquée. Elle doit faire partie des bagages... C'est a priori assez étonnant de la part de cet homme empreint de tant de respect et de délicatesse.

Comme dans ses romans, Stefan Sweig aime à faire partager – et découvrir, pour moi – de nombreux artistes et leur œuvre, notamment par le fait qu'il les côtoie partout où il passe dans ses années de nomadisme pan-européen. J'ai ainsi découvert en le lisant Khnopff et Rops en peinture, Constantin Meunier en sculpture, Van der Velde, en arts décoratifs, Maeterlinck,en poésie, Émile Verhaeven, Walt Whitman, Romain Rolland...

Liens

Citations

Mais c'est seulement dans les années de la prime jeunesse qu'on identifie encore le hasard avec la destinée. Plus tard, on sait que la véritable orientation d'une vie est déterminée du dedans. p.213

Mais cette foi heureuse et confiante la raison, dont nous pensions qu'à la dernière heure elle arrêterait la folie, a été en même temps notre seule faute. p. 238 (sur la Première guerre mondiale)

[..] facile, au moment d'une crise sérieuse, de soulever les peuples de part de d'autre de la frontière, malgré tous les essais d'entente, malgré nos propres efforts. p. 251

[..] il me restait du temps, après mon travail qui n'était pas trop absorbant, pour cet autre travail qui me paraissait le plus important dans cette guerre : préparer la réconciliation future. p. 272

Krieg auf Sieg, Not auf Tod – guerre et victoire, nécessité et mort p. 272

un gigantesque désir d'ordre se manifestait dans tous les milieux de ce peuple, pour qui l'ordre a toujours eu plus de prix que la liberté et le droit – même Goethe a dit que la liberté lui paraissait plus fâcheux qu'une injustice. Et quiconque promettait l'ordre avait aussitôt des centaines de milliers de gens derrière lui. p. 422

Mais nous n'étions toujours pas conscients du danger. Le petit nombre des écrivains qui s'étaient vraiment donné la peine de lire le livre de Hitler, au lieu de s'occuper sérieusement de son programme, raillaient l'enflure de sa méchante prose. Les grands journaux démocratiques, au lieu de mettre en garde leurs lecteurs, les rassuraient quotidiennement : ce mouvement, qui en vérité ne finançait qu'à grand-peine son énorme agitation avec les fonds de l'industrie lourde et en s'enfonçant jusqu'au cou dans les dettes, devait inévitablement s'effondrer de lui-même le lendemain ou le surlendemain. p. 422

[..] en Allemagne on ne pouvait concevoir qu'un homme qui n'avait pas même achevé ses études primaires et qui, à plus forte raison, n'avait pas fréquenté l'université, qui avait couché dans des asiles de nuit et, pendant des années, gagné sa vie par des moyens aujourd'hui encore demeurés obscurs, pût jamais seulement approcher une [telle] place [..].

Le jour où [Hitler] conquit le pouvoir, la jubilation régna dans les camps les plus opposés. Les monarchistes de Doorn voyaient en lui le plus fidèle des serviteurs préparant les voies à l'empereur, mais à Munich, les monarchistes bavarois, partisans des Wittelsbach, ne manifestaient pas moins d'allégresse ; eux aussi le tenaient pour « leur » homme. Les nationaux allemands croyaient qu'il allait fendre pour eux le bois dont ils chaufferaient leurs poêles ; leur chef Hugenberg s'était assuré par convention la place la plus importante dans le cabinet de Hitler et croyait avoir ainsi le pied à l'étrier [..]. L'industrie lourde se sentait délivrée par Hitler de la crainte des bolchevistes, elle voyait au pouvoir l'homme qu'elle finançait en secret depuis des années ; et en même temps la petite bourgeoisie [..] respirait, pleine d'enthousiasme. Les petits commerçants se souvenaient qu'il avait donné sa parole de fermer les grands magasins [..] ; mais Hitler était surtout bien vu des militaires, parce qu'il pensait en militaire et insultait les pacifistes. Même les sociaux-démocrates ne voyaient pas son ascension d'un si mauvais œil [..], car ils espéraient qu'il les débarrasserait de leurs ennemis jurés, les communistes [..] même les Juifs allemands n'étaient pas très inquiets. Ils se flattaient [..] qu'un chancelier de l'Empire allemand renoncerait naturellement aux vulgarités de l'agitateur antisémite. p. 424-425

Il est difficile de se dépouiller en quelques semaines de trente ou quarante ans de foi dans le monde. [..] nous tous, en Allemagne et en Autriche, n'avons jamais jugé possible, en 1933, et encore en 1934, un centième, un millième de ce qui devait cependant éclater quelques semaines plus tard. p. 425-426

[Les nationaux-socialistes] appliquaient leurs méthodes avec prudence : on procédait par doses successibles, et on ménageait une petite pause après chaque dose. [..] on attendait un moment pour voir [..] si la conscience universelle supportait encore cette dose. p. 426

L'Europe hors d'Europe, en Amérique du sud

Une tâche nouvelle remplaçait l'ancienne : construire à une échelle plus vaste et avec des conceptions plus audacieuses la communauté que nous rêvions. p. 464

Technique

[..] on constate que toutes les conquêtes de la technique, grâce auxquelles il lui est possible de se rendre maître des puissances les plus mystérieuses de l'univers, corrompent en même temps son âme. p. 465

Un émigré russe : « Autrefois, l'homme n'avait qu'un corps et une âme. Aujourd'hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n'est pas traité comme un homme. »

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