Tu ne peux pas revenir dans le passé [6]

— Tu peux pas revenir dans la passé.
— Toi non plus.
— Non, mais c'est toi qui t’intéresses au passé, qui en parle, qui lis des livres, etc.
— Oui mais c’est toi qu'il obsède maladivement.
— Comment ça ?

230101 Basilique Sainte-Marie Madeleine.jpg

— C'est toi qui craches dessus régulièrement...
— Ben… il mérite pas mieux.
— C'est bien ce que je dis.
— Non mais tu peux quand même pas défendre le passé, on a évolué. Par exemple, la colonisation...
— Oui ?
— Tu ne peux pas défendre la colonisation, quand même ?
— Faut voir, mais...
— Ah ! tu vois, tu la défends !
— Pas particulièrement, mais...
— Y a pas de mais !
— Si. Il y a un mais, il y a des mais, ça s'appelle le contexte, les nuances, les points de vue...
— Voilà, tu relativises...
— … si tu ne m'interromps pas.
— « La colonisation, c'est un crime, c'est un crime contre l'humanité, c'est une vraie barbarie »
— Une bêtise de plus de sa part, proféré avant même qui tu ne l’élises… Oui, je sais très bien qui a dit ça.
— Il a raison, non ?
— Non.
— Comment, non ? C’est quand même le Président de la France
— On en reparlera…
— N’empêche qu’on peut pas dire que c’était mieux avant.
— Ah oui, c’est vrai, aujourd’hui, il y a des choses qu’on ne peut pas dire, j’oubliais… Ceci dit, tu m’interdis — tu te permets de m’interdire — des propos que je n’ai pas tenus. C’est comme le reste. Tu craches sur le passé sans le connaître, comme tu réponds à ce que tu m’imagines avoir dit.
— Alors, explique.
— L’intérêt de connaître un minimum l'Histoire, sa propre Histoire, c’est d’abord de faire des comparaisons. Pas sur le thème de savoir si c’était mieux ou pas. C’est une généralité absolument stérile : si on trouve que c’est mieux maintenant, je ne sais pas quoi en faire à part se rengorger comme un imbécile ; si on trouve que c’était mieux avant, on va faire quoi ? Tu dis toi-même qu’on ne peut pas y retourner. Mais quand on regarde dans le détail, c’est là qu’on trouve des fruits à y récolter.
— Comme ?
— Regarde les cathédrales, les églises anciennes, regarde l’art de leur construction.
— C’est très beau.
— Certes, et même imposant, et même ça défie les lois de la gravité, ainsi que celles de la planification, de la durabilité, autant dans leur survivance à travers les siècles que dans le temps qu’il a fallu pour les construire. Pense simplement que les hommes qui en ont vu poser la première pierre étaient rarement encore vivants lors de leur achèvement.
— Je n’y avais pas pensé.
— Bien sûr que ces œuvres portent une dimension religieuse, de transcendance, d’élan vers le ciel, comme une interface entre l’ici-bas et l’au-delà divin, hors d'atteinte de ce monde. Mais ce sont aussi des monuments humains, pensés et bâtis par des humains, qui pensaient au-delà de leur propre vie à court terme. C’est bien au-delà du fait de planter un arbre fruitier : on peut espérer en voir les fruits avant de mourir, mais bâtir une cathédrale…
— Et donc ?
— Ben, aujourd’hui, que vois-tu qui pourrait ressembler à ce genre d’engagement humain, de projet inscrit dans la durée, la collectivité, voire même la transcendance ?
— Je ne sais pas…
— Pas facile à trouver, à une époque d’accélération continue, de vitesse, d’instantané, même, ou on considère que les résultats doivent être reçus avant même le moindre effort.
— On construit encore des choses…
— Comme ? Des choses qui durent ?
— Euh… y a encore des infrastructures, quand même, qui se bâtissent.
— Mais je ne leur trouve pas de transcendance et ce qu’ils peuvent avoir de collectif se limite au groupe d’actionnaire qui y aura mis le capital, éventuellement aux supporters qui viendront y communier dans la religion du moment. Et la durabilité… elle s’exprime rarement en plus que des dizaines d’années : ponts, centrales nucléaires, stades géants…
— Attends, je cherche…
— Cherche, prend ton temps. Pendant que tu cherches, je rentre dans la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay. XIIe siècle, ’scusez du peu… Je traverse le narthex…
— Le…
— Le narthex. Il y a aussi du vocabulaire qui est resté coincé dans le passé…
— On peut pas tout savoir.
— Ça ne risque pas. Mais perdre des mots quand la chose qu’ils désignent existe toujours, relève plus du négationnisme light que du simple oubli, non ?
— Non mais qui, aujourd’hui, à part les experts, parle de… comment dis-tu ?
— Narthex. On pourrait imaginer que tous ceux qui en traversent un, le prennent en photo — les touristes et les badauds, ça fait du monde, hein ? — ressentent l’utilité de conserver le mot.
— Mais c’est quoi ?
— Une sorte d’avant-nef, de portique interne à l’entrée de certaines églises.
— C’est quand même un peu technique.
— Mais le lieu existe c’est par là que tu rentres et sors de la basilique de Vézelay par exemple. Comment appelles-tu ça ?
— Je ne sais pas… L’entrée, peut-être ?
— Comme l’entrée dans la nef ?
— Oui
— Et l’entrée dans le narthex, tu l’appelles comment alors ? L’entrée de l’entrée de la nef ? Bref, tout ça pour dire que pendant que tu cherches le pendant actuel des constructions humaines transcendantes que sont les cathédrales, je fais mon tour dans la basilique : me voici dans la nef, entré par l’une des trois portes et je longe l’allée pour atteindre le chœur. Tout ce qui m’entoure, les pierres, les chapiteaux sculptés, le sol, les voutes romanes aux couleurs alternées, typiques de l’endroit, sont là depuis près de neuf siècles, usé ou renforcé par le temps, l’air, l’humidité, les accidents, les décisions bénéfiques ou contraires. Et moi là dedans, je suis le même Homme que le tailleur, la religieuse, l’architecte, la pérégrine...
— Tu reviens dans le passé, donc.
— Non, je le continue, en conscience, en présence, au présent.

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