Crêpes salées

– Qu’est-ce que tu as? Tu en fais une grimace… Tu n’aimes pas? »

– Si, si, c’est juste… un peu salé... »

– Et? T’aimes pas? »

« De quoi se mêlait-elle, se disait-il, c’est juste un peu plus salé que d’habitude, pourquoi faut-il qu’elle vienne encore me chercher là-dessus? »

« Qu’est-ce qu’il fricote encore? Toujours à râler, à trouver trop ceci, trop cela... », pensait-elle de son côté. Elle ne voulait pas l’admettre mais elle aussi avait trouvé un peu trop salée sa propre crêpe… au caramel. Sans doute un caramel aux trois sels de mer de Guérande des sept bonheurs, cueilli à la pleine lune avec la main droite, se moqua-t-elle in petto.

À la table d’à côté, un homme seul, absorbé dans ses pensées, mangeait lentement. Rien sur son visage ne trahissait ses réflexions. Portaient-elles d’ailleurs sur l’équilibre du monde, le sens de la vie, ses enfants, son emploi du temps, ses vacances, ses amours? Il dégustait lentement un dessert – une gaufre maison au chocolat noir – et à chaque bouchée, tandis que se répandait dans sa bouche les arômes de la pâtisserie, il observait monter une certaine émotion sans en déceler complètement la cause.

Plus près de la porte, deux jeunes femmes buvaient leur café en riant. Elles semblaient s’être retrouvées depuis peu et souriaient constamment tout en entrecoupant leur dialogue de rires un peu énervés presque forcés. Jusqu’au moment où l’une d’elle éclata de rire quand sa complice évoqua le goût de salé de son propre café. À peine sorties de leur long fou-rire étouffé, elles se relançaient l’une l’autre en tirant la langue pour marquer en exagérant leur goût étrange de leur boisson…

Plusieurs clients semblaient, chacun de son côté, sentir que quelque chose était différent : les habitués identifiaient plus ou moins cette différence, les nouveaux s’interrogeaient ou non sur l’impression que leur laissait leur langue, mais tous, peu à peu, se rendaient compte que leur plat, quelqu’il soit, était plus salé que la normale, plus salé que d’habitude, trop salé, quoi.

Même certains serveurs commençaient à sentir dans les mouvements aux tables qu’il y avait quelque chose d’inhabituel dans l’air et se tenaient sur leurs gardes pour intervenir et répondre avec sourire et efficacité aux éventuelles demandes des clients attablés.

Par acquis de conscience, sans trop savoir pourquoi, l’un d’eux retourna en cuisine. Il n’y trouva rien d’inhabituel : la jeune et jolie cuisinière qui y officiait depuis plusieurs semaines était affairée un peu plus loin à préparer des poches de fromage pour le coup de feu du soir. Il observa un instant, vue de dos, sa toque rythmant les mouvements de sa tête et revint se poster en salle dans l’attente d’une possible demande de clients.

L’homme seul continuait à manger, son carnet près de son assiette, sur lequel il semblait écrire assez rapidement, tandis qu'il focalisait son regard sur chacune des tables autour de lui. Des conversations avaient repris, portant sur le sel, la mer, ou bien ayant complètement oublié le goût identifié, pour se porter sur d’autres sujets. Certaines assiettes restaient inachevées, beaucoup de verres d’eau se vidaient, remplis par les serveurs contents d’être utiles après cette légère impression d’inquiétude…

L’homme écrivait toujours. Il contait l’histoire d’une jeune femme dont il vantait avec admiration les qualités créatives, le courage, la détermination tout autant que l’élégance, la sensibilité et l'appétit de vivre, de tout connaître, de tout embrasser. Il racontait comment elle osait et apprenait à écrire : des textes, un début de roman, un autre, un journal, des chansons aussi, ainsi que leur musique, et qu’elle voulait chanter en plus. Il décrivait la subtilité des textes, de leur poésie, de leur équilibre instable, d’où naissait leur magie et l’attirance qu’il avait pour elle.

Il racontait la fragilité et la force qui émanaient d’elle ainsi que, jouant sur ces contrastes, le grand écart entre sa boulimie de vie et sa difficulté à accepter de se cantonner à prendre et tenir une place dans la société, son petit boulot alimentaire d’employée aux cuisines, la pression qui pesait sur ses épaules, pression née de la peur de perdre son temps, de perdre sa vie à la gagner, pression de répondre aux exigences des clients, sans place à la créativité, à l'invention. Elle était cuisinière, épuisée par ses heures de travail, pleurant au fond de sa cuisine – juste à côté – de lourdes larmes… salées.

Août 2018

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