Charge nocturne

Dans une banlieue autour de Paris, à Viroflay, minuit passé, sous un éclairage jaune, un jeune homme rentre chez lui. Tout est calme. Perdu dans ses pensées, il ne remarque plus la ville endormie autour de lui, les autres autos ensommeillées à l'arrêt, les devantures éteintes, les rideaux de fer abaissés, les trottoirs déserts, calé qu'il est en mode de pilotage automatique sur la succession des feux tricolores qui rythment son avance...

À l'un d'eux – encore au rouge –, il décélère, rétrograde puis s'immobilise comme il s'attend à le faire vingt-trois fois sur ce trajet si courant. Soudain, une forme frappe la voiture du côté passager et surpris, il aperçoit une femme qui l'appelle et tappe à la vitre. Sorti d'un coup de sa torpeur, il s'évertue à lui ouvrir la fenêtre en se contorsionnant pour atteindre la poignée côté passager et devant son air paniqué et bouleversé, lui ouvre la porte pour la faire s'asseoir.

– J'ai... j'ai été agressée !... À l'instant... Là !... Ils m'ont pris mon sac, mes affaires !... Je..

Elle est visiblement en état de choc, dépassée par les événements, les yeux paniqués par ce qu'elle vient de vivre ou par les conséquences qu'elle entrevoit de ce vol. Il n'est plus du tout endormi et, alerte, jette un œil aux alentours en l'écoutant.

Il n'est pas parano, mais bon, seuls les paranos survivent et depuis qu'il a appris à conduire, il s'interdit de prendre la route qui passe par la forêt derrière chez lui la nuit car il n'a pas encore tranché la décision qu'il devrait prendre s'il venait à se trouver nez à nez dans le noir complet avec une voiture arrêtée au milieu de la chaussée et un individu allongé à côté ou même debout : s'arrêter, sortir de son véhicule, au risque de tomber dans un probable et tout simple piège ; contourner et continuer son chemin au risque d'abandonner un prochain dans un réel besoin ? Il sait en fait qu'il ne pourra pas choisir la seconde option donc il évite ce trajet la nuit.

Il ne peut donc s'empêcher, en écoutant cette femme apeurée, de se rappeler ce dilemme.

– Voulez-vous que je vous ramène chez vous ? Vous habitez dans le quartier ?
– J'ai tout perdu... Dans mon sac...

Le feu est passé au vert, puis à l'orange et de nouveau au rouge.

– Je n'ai plus mes clefs... Non, pas loin... Mais... » dit-elle en se prenant la tête dans les mains.
– Je peux vous raccompagner. Y a-t-il quelqu'un qui puisse...
– Et mon portefeuille... J'avais tout dedans...

Elle est vraiment chamboulée.

La main sur le levier de vitesse, il ne sait pas exactement quoi faire quand elle s'écrit soudain :

– Là ! Là ! C'est eux ! » et elle montre du doigt sur la gauche un groupe de jeunes qui s'esquive dans une rue secondaire, masqués par les autos en stationnement. « Il faut les rattraper ! »

Le dilemme imaginaire du raccourci nocturne bien présent dans sa tête, il n'est pas très chaud à cette idée de poursuite. Mais, le rangeant pour plus tard dans son esprit au dossier « Théories », au sous-dossier « Théories inutiles », dans la catégorie « Non décision », il débraye, enclenche la première, vérifie le feu passé une nouvelle fois au vert, contrôle ses rétroviseurs, embraye, accélère – la boite de vitesse n'est pas plus automatique que les vitres –, braque à gauche et traverse le carrefour d'un bond en direction du groupe.

Les individus ont compris, se mettent à courir et traversent la rue pour changer de trottoir.

– Rattrapez-les !

Il est bien incapable de dire pourquoi il les poursuit; quelque chose comme l'évitement d'avoir à refuser de le faire... C'est flou et pas très solide comme raison. Les trois ou quatre fuyards ont maintenant disparu entre deux maisons, c'est pour cela qu'ils avaient traversé d'ailleurs, ils connaissent le coin, eux...

Il immobilise sa voiture à leur hauteur pour découvrir une ruelle qui court tout d'abord dans l'ombre des maisons qui l'entourent pour ensuite monter en une longue rampe droite vers le quai d'une gare surélevée. Ils ont arrêté de courir et sont en train de se partager leur butin au milieu de la rampe quand ils voient la voiture s'arrêter.

L'homme descend alors de la voiture et les interpelle en marchant vers eux d'un pas décidé. Dans sa tête, des alarmes sonnent, des scénarios grotesques se dessinent : « Ils vont te tomber dessus, ils sont armés, remarque même qu'il y en un plus grand que toi et sans doute plus costaud, voire rompu aux corps-à-corps... »

Il continue cependant à marcher sur eux en criant et se met même à courir.

Surprise ! Ils s'égaillent alors immédiatement, abandonnent le sac et courent vers la gare. L'homme arrive au niveau du sac, s'en empare tandis que dans sa tête les alarmes continuent leur vacarme et que les scénarios tactiques se bousculent avec toutefois des informations nouvelles comme celle-ci : la surprise, l'impétuosité, la charge – comme à Eylau, quoi – ont eu un effet réellement positif.

Il continue donc à remonter la rampe vers la gare, au trot, le sac à la main, pour poursuivre encore un peu la déroute et ne pas montrer qu'il a certainement bien plus peur qu'eux...

Juste avant de déboucher sur le quai, les tacticiens de son cerveau ont pondu un nouveau scénario d'horreur : les types se sont certainement cachés de part de d'autre de l'entrée et vont l'agresser là.

Mais non : arrivé sur le quai, il aperçoit en contre-bas un des fuyards qui se fraye un chemin entre les pierres du ballast de la voie ferré et peut-être un autre qui a déjà traversé les voies...

Victoire. N'ayant pas de drapeau à planter, il revient sur ses pas, affectant un air calme qui veut masquer le bouillonnement de l'équipe de tacticiens qui continuent à échafauder dans son esprit un autre scénario, plus dingue encore, mais plus terrible : les types sont de mèche avec la femme et l'attendent tous, rigolards, à la voiture en jouant avec les clefs, avant de démarrer en trombe en le laissant.

Malgré cette idée, il redescend d'un pas ferme, mais sans courir, pour découvrir arrivé à la rue qu'il peut donc classer ce nouveau scénario tactique dans un le grand dossier « Paranoïa originale ». Il s'assoit à sa place et tend le sac la femme, étonnée et reconnaissante :

– Tenez... Pas sûr qu'il y ait tout dedans...
– Merci... Merci... Oh...

Elle fouille rapidement son sac. Il démarre sans tarder pour s'éloigner de l'endroit et reprendre ses esprits avant qu'un autre scénario ne vienne y éclore et faire intervenir une arme dans le sac dont elle le menacerait ou un hélicoptère ou un alien qui dévoilerait son visage hideux en arrachant son masque de femme apeurée...

– Je vous raccompagne chez vous. Dites-moi où c'est...
– Merci...
– Elle reste bouleversée, une émotion chassant l'autre, passant de bas en haut en si peu de temps. Ils arrivent à la porte de sa maison, située proche du carrefour de l'agression.
– Merci encore, oh, vraiment, merci mille fois...
– Je vous en prie. Vous avez vos clefs ? Ça va aller ?

Après avoir attendu qu'elle referme sa porte, il repart, tous les sens aux aguets en repassant une troisième fois le carrefour, comme à toutes les fois où il passe par là depuis maintenant trente ans.

P.S. : En cette époque de dinguerie victimaire, il est peut-être obligatoire de préciser que les personnes de la photo n'ont rien à voir avec cette histoire – qui a eu lieu de nuit – et qu'ils ne sont là que parce que la voiture de Google les a attrapés quand elle a pris cette photo des décennies plus tard.

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