Verre de première

À l’aéroport, dans la longue file à l’enregistrement, bien que plongé dans mon livre, je sens que le mouvement des hôtesses annonce quelque changement imminent, interrompant de plus en plus fréquemment ma lecture. Il se pourrait qu’on ouvre un second guichet pour accélérer l’enregistrement de ce gros porteur. Il s’agirait alors d’être plutôt au début de la nouvelle file qu’à la fin de l’actuelle. Un contact visuel avec l’hôtesse qui doit probablement faire jouer quelque mécanisme inconscient d’humanité, celle-ci coupe juste devant moi et me voici le premier de cette nouvelle file vers ce nouveau guichet. Chouette.

Je salue l’hôtesse au guichet avec un large sourire en tendant mon passeport et lui demande si l'avion est plein et si elle a de la place pour de grandes jambes comme les miennes. Une question un peu vieillotte héritée de l’époque où on ne marchandait pas encore les changements de siège et les sorties de secours. — Vous serez en première. — Ah ? Ben.. Merci…. Deuxième bonne surprise en quelques minutes.

Et me voici dans l’avion. C’est la seconde fois que ça m'arrive entre Paris et Montréal, et une fois de plus avec Corsair. Sans faire ici l’inventaire un peu infantile de tous les avantages, réels, de ce genre de place, d’autant plus savoureux qu’ils sont le fruit du hasard, je suis frappé par l’idée des verres en verre.

Des « verres en verre », quelle drôle de façon de dire, d’abord, et pourtant c’est sans doute la meilleure façon de les appeler. Et des couteaux en métal, comme avant 2001 ! Mais ce qui est le luxe ou le chic d’un jour a pu être la normalité dans le passé. Et ces verres m'évoquent des voyages en train en Russie et en avion encore plus anciens, avant le coronavirus, avant le 11 septembre...

Janvier 1990, dans le Paris-Moscou-Tripoli-Ouagadougou-Monrovia d’Aeroflot, nous partagions du thé dans des verres en verre, cerclés de métal, typiques de la gastronomie russe. Et s’associent aujourd’hui à ces verres, outre le thé brûlant qu’on y versait — le Tchaï, simple mot commun au russe et à l'arabe, avant d’être un mot de reconnaissance de la branchitude lattée des cafés modernes — les conversations et les rires qui masquaient les incompréhensions des voyageurs que je croisais dans l’avion.

On s’essayait dans différentes langues : russe, allemand, anglais, français, avec autant de difficultés que d’encouragement. On se racontait les voyages, assez simplement, sans trop d’admiration ou d’affichage. À Moscou, on se dispersait pour la nuit, tendant de dormir sur des sièges ronds, dans des coins de hall, sur des moquettes dures et on se retrouvait au petit-déjeuner à la soviétique. Dés que nous étions huit assis à table, les matriochkas arrivaient et nous servaient : du thé bien sûr, du pain noir aux céréales, des tranches de fromage et de jambon. Quand nous paraissions avoir fini notre assiette réconfortante, elles venaient vers nous en nous interrogeant. Nous répondions alors dans l'espoir qu’elles nous resservent : « Alors, vous pouvez partir ! »

À Tripoli, escale : nous descendions de l’avion pour nous retrouver dans une petite salle d'attente sous douane. Il n’y avait là pas grand chose d’autre que des présentoirs avec des livres, verts, toujours le même : le petit livre vert de Khadafi, en de nombreuses langues !

À Ouagadougou, c’était le terminus temporairement, la guerre faisant rage au Llibéria, et j’y atterrissais pour la quatrième fois avec un projet en trois étapes : premièrement, aller visiter la dernière école que j'avais construite dans le nord du Burkina Faso ; deuxièmement, partir en taxi brousse à Kpalimé au Togo rejoindre des amis ; et troisièmement, reprendre un avion pour Abidjan en Côte d’Ivoire et y travailler le reste de l’année pour mon stage de fin d’études d’ingénieur.

L’avion, notamment dans de bonnes conditions, est vraiment un moment propice à la rêverie, aux associations d’idées, aux plongées dans des mondes passés, surtout quand je suis au-dessus de l’Atlantique, suspendu entre mon présent, mon passé et mon futur.

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