La voilà qui danse maintenant. Sous ce chapiteau, épaules nues en robe d’été noire ou bleue mouchetée de fruits colorés, elle et une partenaire expriment à la fois leur contentement et la concentration nécessaire aux pas communs que les autres couples tentent de suivre avec moins d'assurance. Il fait nuit, il fait chaud, c’est l’été.
Voilà maintenant tous les danseurs alignés, se tenant par la main, en attente. Ses cheveux châtains bouclés encadrent une tête tenue bien droite qui dépasse légèrement son entourage. Sous cette petite robe noire à bretelles, tout son corps est prêt pour le pas suivant, la danse suivante, prêt à s’élancer une fois de plus et le sourire prêt à éclater. Retenus et attentifs, ce corps et ce sourire savent qu’il vont pouvoir très bientôt prendre leur place, toute leur place, décoller, tourner, exploser et en savourent déjà l’effet.
La danse, ça se pratique aussi à deux. Il faut pour cela repérer puis attirer un partenaire, le tenir à portée du regard, à portée de bras, pratiquement se l’approprier, au moins temporairement. « J’en ai un. » Et là on peut s’appliquer à poser les gestes attendus : le port de tête bien entendu, la main droite liée à celle d’en face, la main gauche sur l’épaule, le bassin et les jambes peuvent alors se libérer. Les deux corps créent ainsi un espace d’intimité, formalisé d’une part par les pas et les gestes, et d’autre part par l’alchimie de la présence réciproque à l’autre. Elle lui sourit, à la fois pour le rassurer — sans doute était-il un peu gauche —, pour relâcher une certaine tension, une certaine gêne sociale d’être enfin un corps qui parle et qui s'exprime pleinement, pour créer et célébrer la complicité et le remercier de faire équipe ainsi à cet instant.
Le sourire s’affiche alors comme un ornement de plus, sur ce visage sous ces yeux rieurs, entre ces deux boucles d’oreille, disques d’or ciselés et ajourés, au-dessus du médaillon de la Vierge blanche ivoire que porte sa gorge rose.
Et on y retourne, pour danser encore. Ailleurs, en d’autres occasions, avec d'autres partenaires ou en groupe, en robe de tricot turquoise ou en tissu violet à disques colorés, à bretelles ou bras nus, avec ses boucles d’oreille, son médaillon ou pas, mais toujours avec le même sourire et le même regard prêt à croquer le mouvement, qui dit toujours la même envie, le même bouillonnement intérieur pour danser donc pour vivre.
Feuilletons l’album virtuel. L’album de qui, d’ailleurs? Donner un nom, un prénom, pour quoi faire? Z’êtes de la police? Entrer dans l’intimité des photos, c’est déjà suffisamment intrusif pour ne pas en plus y ajouter un scan des papiers d’identité, une adresse Facebook… Mais même si sa réponse triviale est refusée, la question possède au moins la légitimité de la pente savonneuse de la curiosité. Alors continuons ce portrait, fait de force douce, de solidité velouté. À la fois dans le regard, droit et chaleureux, à la fois dans cette peau qui s’habille d’éléments bruts : d’une simple couronne de branches à feuilles variées, d’une plume noire montée en boucle d’oreille, d’un gilet écru de larges mailles, d’un fichu à motifs pour sous-bois. Une tenue qui trahit assurément son métier : fée des bois.
Et ce regard ne fait pas que répondre, positivement, à l’exigence de pose de l’appareil photo. Loin de s’enfuir, il reste, présent, perce son objectif, ses capteurs sensibles et les copies numériques produites et transmises à travers le monde jusqu’à l’affichage sur mon écran, et dit : je vois et j’accepte. Je vois tout à fois la beauté et la laideur de ce monde. J’en accueille, supportée par ma bienveillance, sa défaillance. Je veux en vivre la sève, maintenant.
— Maintenant ? Attendez, je lézarde dans l’herbe, au soleil…
— Allez, viens danser, tu feras l’horloge solaire plus tard...
1 De Diiiiiiiiiii -
Splendide, c'est bien ton dessin le plus réussi!
2 De Vincent -
@Diiiiiiiiiii : Hé hé...
3 De jb -
Très beau texte, qui résonne d'autant, aujourd'hui où débute la campagne de peur de l'autre et de mise à distance des êtres.
Le port du masque obligatoire dans la rue ce matin à Paris pour les piétons, mais pas pour les cyclistes, joggeurs et clients des terrasses !
1984 à mis du temps à arriver, mais on y est.
Désolé de ce hors sujet, mais ton texte fait resurgir une impression de déshumanisation croissante du lieu public ; et du rapport humain.
4 De Vincent -
@jb : Amusant que tu fasses le parallèle entre ce texte et la situation ubuesque masquiste actuelle.
En tout cas, je sens qu'on va trouver beaucoup de personnes habillées en « joggers » dans les jours qui viennent à Paris... Et dés que les fumeurs auront eu leur dérogation, on verra des pipes et des cigarettes fleurir, même éteintes. Ça s'éteint tout seul, une pipe, non ?
Pour les cyclistes, j'imagine qu'il faut être en selle. Sera-t-on verbalisé si on attache son vélo avant de mettre son masque ? Et quelle attestation idiote dois-je prévoir si je me promène avec mon casque de vélo sur la tête à la recherche de mon vélo « volé » tandis que la police traque les délinquants du masque ?...
Un masque plus un casque de vélo plus des écouteurs plus des lunettes force à se souvenir dans quel ordre ont les a placés pour les enlever sans s'énerver... Je le fais quotidiennement pour aller à la piscine où je jongle ensuite avec le même masque, les lunettes, les lunettes de natation et le bonnet de bain... :-\