Rencontres

Jacmel

Apa li pati!

– Et alors ? De qui parles-tu ?

– Le gars-là, le jakopievèt...

– Hum... pas remarqué.

Et il se resservit. C'est vrai que ce soir-là, c'était pas petite affaire, en tout cas. Les hôtes avaient préparé tout ce qui pouvait les réjouir en matière culinaire : plats typiques ou inconnus, kibi des Syriens, konparèt à la noix de coco, certains servis dans des kalabous, des fruits comme le savoureux chadèk. Et à boire : délicieux boubouy, mabi qui faisait retourner la tête et pour les soulads, on n'avait pas oublié les begas.

– Tu disais ?

– Je dis : lui-là, c'est jokman-là... Je l'ai regardé bien-bien tout le temps.

– S'il était si mal habillé, pourquoi tu le regardes alors ?

Tèk ! Tu sais très bien ce que je veux dire... J'ai pas dit qu'il était abiye tankou Kongo Belizè. Je dis : c'est jokman-là.

– Ah ? Et pourquoi ?

– Tout le temps, il parlait, il parlait, comme s'il voulait lui lancer un cham. Mais elle, c'est poto mitan.

– Alors, tu dis c'est un kazwèl ?

Elle claqua sa langue en signe de dénégation :

– Plutôt un sousoubrake.

– Tu exagères encore. Aujourd'hui, à la ponponn, nous l'avons rencontrée, elle. C'est vrai qu'il a comme reçu une baf en la voyant et je l'ai entendu murmurer dans sa barbe : Wifout'! Ala yon bèl fanm!

– Et ?

– Et rien. J'ai vu, c'est tout, mais je vais lui donner un peu de kouté, il en aura besoin...

Ville-Marie

« Les yeux... ». Qu'est-ce que je disais déjà ? Ah oui, mon couplet favori, bla bla... Et voilà que je continue, ce sont ces yeux posés sur moi qui me poussent à continuer, sans m'arrêter de parler. Quel bavard je fais finalement, mais c'est pour attraper ce regard, pour l'attacher, pour me faire attacher par lui, par elle. Et hop, je rebondis, jonglant entre considérations générales et anecdote particulière, mais sur un ton de légèreté tout de même, ne suis-je pas la subtilité même ? Pas sûr... Mais ses yeux.

Et puis c'est intéressant d'échanger sur ces mondes, ce continent si loin de nos valeurs, de nos habitudes et si riches de préjugés, de clichés. C'est un réel plaisir, justement, de partager le dépassement de ces clichés, qu'on a connus aussi, avant d'y aller les dissoudre, d'étaler ses surprises et ce qu'on en a compris finalement. C'est réjouissant de jouer des comparaisons entre cet ailleurs et notre présent, ces hier et l'ici que nous pensons connaître uniquement parce que nous ne l'interrogeons plus.

Nous étions ce soir-là un certain nombre de convives autour d'un excellent regard, en fait, d'un excellent repas, mais il y a des lapsus qu'on ne peut décemment pas effacer sans se renier. Que fêtions-nous ? un anniversaire, je crois : celui d'une de ces immigrantes venues de chez nous qui avait déjà fait la traversée dans les deux sens à deux reprises. Et autour d'elle, rassemblés, hommes et femmes, plus jeunes ou plus vieux, de toutes conditions.

C'était au cœur de ce printemps de Nouvelle-France qui fait jaillir la vie après la longue nuit sous la forme d'une nature exubérante qui doit, partie de pousses perçant les dernières neiges, accomplir tout son cycle en moins de cinq mois avant les prochains premiers gels d'automne. Croissance, floraison, fécondation, fruit et récolte, le tout au pas de course.

De toutes conditions et aussi de toutes origines. On retrouvait à cette table moult habitants et colons, mais aussi des natifs de plusieurs régions du vaste Canada. Peu d'autochtones, du moins considérés comme tels car tous avaient du sang des sauvages en eux et tous avaient appris habitudes et consensus de leurs prédécesseurs sur cette terre. Et chez les immigrants, presque tous venus de la lointaine France, on partageait à la fois le goût de la vie simple et rude d'ici et les plaisirs de la bouche et de la culture de la lointaine patrie. Et on célébrait tous ensemble autour d'une belle table garnie de force plats gourmets, marquée d'un beau raisin, d'un bleu qui fait les bons rouges bordeaux.

Pour un premier mai, ce fut une activité peu commune qui réunit les invités. Au lieu de profiter de cette belle journée ensoleillée pour déménager ou aider les voisins à le faire comme le veut notre coutume de la corvée, l'hôtesse avait organisé une promenade à cheval sur tout le territoire du Mont Royal avec les plus courageux. Depuis sa demeure le petit groupe de cavaliers avait suivi un chemin connu d'elle seule qui devait culminer au sommet de cette montagne qui domine Ville-Marie et le majestueux St-Laurent.

Et c'est en chemin que nous rencontrâmes une singulière cavalière. Sans doute était-ce une convive de plus qui rejoignait en retard la petite troupe et qu'on avait la chance de croiser avant qu'elle ne nous manque. N'y prêtant tout d'abord qu'un intérêt poli – le départ avait été souvent reporté et un arrêt de plus n'était qu'un retard de plus – c'est peu à peu une silhouette et une allure générale, à contre-jour, qui se sont imposées. Puis, m'habituant à ce contre-jour, ses yeux me sont apparus, puis ce visage, puis à nouveau cette silhouette, puis ces yeux.

La petite excursion prenait une toute autre couleur avec cette apparition ! Quelle ne fut ma déception quand je compris que la cavalière ne se joindrait pas à nous pour l'après-midi et que la rencontre n'était que fortuite. Aussi fortuite que brève, mais elle m'avait marqué fortement et je fus bien aise d'apprendre qu'elle nous rejoindrai plus tard au souper.

Et nous revoilà à ce souper. Et l'espoir de les revoir est comblé par ces yeux et la jolie et passionnante créature qui les porte et je me suis mis à parler, à parler...

Khartoum

« Voici ce qu'il me racontait à l'époque. C'est la dernière fois semble-t-il qu'on ait eu de ses nouvelles. Et à chaque fois qu'il me racontait cet épisode, je voyais son visage se fermer, ses yeux se voiler, comme s'il regardait à l'intérieur de lui-même ou alors à l'extérieur du monde. Et il me faisait peur.

« Peur de quoi ? Peur qu'il nous ait quitté pour de bon et qu'il ait touché un rivage, au-delà de la mer de la déraison, qu'il ait abordé un monde de folie. Qu'il se soit replongé dans ce souvenir et qu'il n'arrive plus à départager entre deux extrêmes de félicité et de désespoir.

« Et il me faisait à chaque fois le même récit, avec la même intensité que je ne saurais rendre vraiment ici. Son histoire tournait toujours autour d'une certaine rencontre, à Khartoum au Soudan. S'échappant de sa mission dans la capitale – il y étudiait le fulfulnde, je crois – il lui avait donné rendez-vous pour boire un verre.

– La revoilà donc...

– Oui.

– Et pas de Corto Maltese ni de Jerekh Carnelian dans le coin, ce coup-ci ?

« C'est vrai qu'à l'instar de ces deux personnages de fiction, ST se trouvait toujours plus ou moins présente à différents endroits de la planète, avec une prédilection pour des zones de trouble : Haïti, Ukraine, Pologne et ici-même, bien entendu. Certains affirmaient l'avoir aperçue à plusieurs endroits en même temps, ce qui ne pouvait que renforcer son statut mythique. Les plus logiques en tiraient la conclusion qu'elles étaient plusieurs, voire même organisées entre elles au profit d'une organisation occulte.

« Mais toutes ces rumeurs étaient principalement le fait de sources peu fiables, d'individus n'ayant jamais vraiment rencontré ST ou ne pouvant vraiment le prouver. C'était plutôt une gracile silhouette aperçue, une présence ressentie proche et surtout le regard perçant qui revenaient dans les commentaires recueillis par des enquêteurs arrivés toujours trop tard.

« Pour qui travaillait-elle vraiment ? Pour elle, pour ses « sœurs », pour toutes et tous étaient des réponses qui ne satisfaisaient personne car elles étaient trop simples.

« Quoiqu'il en soit, il l'avait rencontrée au bord du Nil à Khartoum par une soirée d'une lourde canicule qui s'éternisait en ce début décembre. Ajoutant à la chaleur de plomb un vent venu du désert commençait à répandre son sable sur tout le Souq El Arabi.

– Et que s'est-il passé ?

« Alors il évoquait des heures de discussion, à la fois comme un moment en très agréable compagnie, et comme une lutte contre un sortilège, un djinn, mais pas pour se défendre et fuir ce sortilège, mais plutôt pour le le rattraper, danser avec, le rejoindre et s'y fondre. Et là, j'avoue que je décrochais un peu. Il avait reconnu chez ST – quelle drôle d'idée de porter comme nom les initiales du préfixe d'immatriculation des avions du Soudan ! – quelque chose de commun qui le fascinait, l'envoûtait, lui faisait prendre des risques et...

– Bah, il était amoureux, ton bonhomme, c'est tout. Pas de quoi fouetter un chat. Et il ne devait pas être le premier dans Khartoum à rêver ! Au moins, il peut se targuer d'avoir très bon goût !

– Sans doute. Moi aussi je l'ai pensé et je me suis même amusé à le titiller là-dessus. Mais il ne me dira rien, je le connais. Alors je reste partagé sur la question... Tu peux sourire, il n'avouera pas, crois-moi.

– Il a honte ?

– Non, certainement pas. C'est juste qu'il ne se sent pas capable de parler de ça sans – comment dire ? – sans exploser, sans se décomposer, sans se perdre. Ce sont ses mots.

– Bon, si tu veux. Continue...

« Oui, il me parlait aussi d'un manuscrit qu'il lui avait remis, en rapport avec les Caraïbes ou bien d'un repas en Amérique. Et des animaux aussi : un loup qui rencontre une hermine ; une hermine qui lui donnait une claque, sans doute une espèce de fable...

« Et puis ils sont partis tous les deux marcher dans le désert aux portes de Souq El Arabi. Le vent avait forci, mais ils l'avaient alors dans le dos. Et chaque fois qu'il évoquait cette longue marche dans le sable, je sentais bien que je le perdais à nouveau. Il me parlait de son si beau visage enroulé dans son voile et je voyais bien qu'il partait quand il évoquait la bordure de fourrure et la neige qui nimbait son regard d'une intensité magique. La neige... à Khartoum.

« Puis, comme je te disais, son visage se fermait et il écourtait le récit de son long retour, vent debout, seul à affronter le vent et son souvenir.

– Et tu dis qu'on ne la plus revue, elle, depuis ?

– Pas que je sache.

– Ça fait de lui un suspect, avec tout ce que tu racontes.

Lemberg

– Messieurs, de la tenue, s'il vous plaît.

En exhortant ses camarades, il claqua légèrement des talons et tira sur sa vareuse pour en effacer les légers plis que leur chevauchée venait de produire sur son bel uniforme bleu de Kaiserlich und Königlich Dragoneroffizier.

Avec l'air martial et arrogant des jeunes officiers en cet été 1914, ils entrèrent dans la pièce principale du rez-de-chaussée de la demeure bourgeoise de la place Adam Mickiewicz et grimpèrent sans tarder l'escalier qui menait à l'étage où se tenait la petite réception.

Loin du chaos, des contre-ordres et des manœuvres qui lançaient les unes contre les autres huit armées austro-hongroises et russes, l'atmosphère de la place reflétait une certaine insouciance fin-de-siècle et chacun y affectait une assurance de bon ton.

Arrivé à l'étage, il salua respectueusement l'hôtesse, s'enquit poliment des nouvelles des uns et des autres puis se mit en chasse. C'était son expression, tout à la fois grivoise et solennelle dans son esprit. Parcourant les pièces d'un pas vif, il aperçut rapidement celle qui aurait bientôt – d'après lui – le bonheur de bénéficier de l'honneur d'être à son bras...

Sa silhouette altière et souple, sa grâce naturelle et son regard envoutant, réunis en une seule personne du beau sexe, excitèrent immédiatement sa convoitise. La jeune femme, la trentaine mais qui paraissait encore plus jeune que son âge, le vit arriver, le devina rapidement mais ne se troubla point. Elle l'avait reconnu.

Sofiya Anatolievna Topinine, issue de la noblesse ukrainienne se trouvait en Galicie depuis peu quand la guerre avait éclaté et certaines rumeurs voyaient sa présence comme une avant-garde en jupons de l'armée russe qui, à peine mobilisée, avançait sur tout le front. Très instruite – elle avait beaucoup voyagé – et très indépendante, elle suscitait une curiosité mêlée de jalousie de la part de ses consœurs d'une aristocratie en sursis que les quatre années de guerre allait balayer des deux côtés de la frontière.

D'où venait-elle ? On a dit qu'elle était d'extraction noble ukrainienne, mais il nous faut ajouter que cette information n'était corroborée d'aucune façon et qu'une enquête sérieuse ne pouvait s'en prévaloir décemment. À l'inverse des invités de cette petite fête d'avant la tourmente, nous savons de bonne source qu'elle venait en fait de Scandinavie, probablement du Danemark, Aalborg ou Helsingør et même peut-être avant de la lointaine Amérique, ce qui faisait d'elle un sujet de Sa Très Gracieuse Majesté et non du Tsar de toutes les Russies.

En dépit des prétentions qu'il nourrissait à l'égard de Sofiya Anatolievna, notre officier, légèrement arrogant, eut toutes les peines du monde à produire l'impression qu'il souhaitait donner. Lorsqu'il croyait fixer son attention, la jeune femme lui échappait habilement en introduisant telle ou telle personnalité de la réunion. Et quand il arrivait diplomatiquement à se débarrasser de la cousine polonaise ou du grand-oncle biélorusse, elle tombait dans un mutisme qui le désarmait, lui le beau-parleur. Mais les yeux l'épiaient et s'il pouvait se rassurer en pensant qu'ils lui disaient tout ce que la bouche ne livrait pas, il était bien incapable d'en tirer la moindre information.

La soirée avançant, il prit congé, un peu dépité, avec un partie de ses hommes, laissant les plus galamment engagés.

– Attention à la Tupiensen, lui glissa son lieutenant Jeremias Kornelius, je la connais...

Il ne fit pas vraiment cas de ce conseil étrange provenant d'un homme qui l'était tout autant et sortit. Cependant, malgré la chaleur nocturne, il ne put réprimer un petit frisson en franchissant la porte de la demeure pour se retrouver devant la statue d'Adam Mickiewicz.

Le lendemain, son unité devait continuer à avancer au nord de la capitale galicienne pour aller reconnaître les avant-postes de la 5e armée russe entre Sokal à l'est et Tomaszow à l'ouest dans une région marécageuse. La journée était lourde et humide, les chemins difficiles et son détachement ne rencontra personne jusqu'au début de l'après-midi. Soudain, un groupe de cavalier surgit au loin et une course poursuite s'engagea immédiatement pour tenter de les identifier. À cette distance, il était très difficile de reconnaître les uniformes, quand le lieutenant Kornelius maugréa, l'œil noir : « C'est encore elle ! »

Notre officier comprit immédiatement que la chasse militaire se doublait d'une autre forme de chasse et redoubla ses coups d'éperon pour gagner sur les cavaliers en fuite. Il redevenait le loup chassant en meute qui l'avait si souvent inspiré dans la steppe.

La poursuite dans les chemins entre les bosquets et les marais dispersa si bien les cavaliers qu'il se retrouva rapidement tout seul et ne s'en rendit compte qu'au moment où il fut forcé de ralentir pour passer un petit gué. À mi-chemin entre Sokal et Tomaszow, il hésita sur la route à prendre pour retrouver ses compagnons ou continuer la poursuite seul.

Sous le soleil de plomb, sa première impression fut de s'étonner du lourd silence qui régnait autour de lui, à peine entamé par sa monture reprenant son souffle et son sabre pendant à son flanc gauche. Il choisit une route puis l'autre et commença à s'inquiéter vaguement de l'absence de bruit : aucun son de cavalcade, de combat, pas plus que de chant d'oiseau ou de bruissement de feuilles. C'était non seulement étrange, voire anormal mais très désagréable.

Il se rendit compte qu'il n'avait pas l'occasion de se retrouver face à un tel silence, que ce soit dans sa vie de caserne ou à la ville et commença à se sentir très mal à l'aise. Un peu dépité d'abandonner cette double poursuite et de plus en plus désemparé, il chercha le chemin du retour pour regrouper sa troupe et tenter d'oublier ce malaise grandissant.

Le silence lui fit prendre conscience des pulsations de son cœur qui semblaient à la fois être la preuve de la vie qui l'habitait mais aussi battait comme un appel envers la jeune femme de la veille et qu'il était sûr de poursuivre quelques minutes plus tôt.

Il ne vit pas les yeux ni n'entendit derrière lui la gracile silhouette habillée de noir qui s'avançait, furtive comme l'hermine. Le silence l'avait totalement enveloppé et il ne percevait plus que son rythme cardiaque qui appelait et que le silence commençait à étouffer peu à peu. Un sentiment de panique s'empara de lui quand il comprit que ce silence destructeur entrait en lui jusqu'au plus profond de sa vie et qu'il allait s'y perdre.

Incapable de proférer la moindre parole ni le moindre cri, il sortit de ses fontes en tremblant une feuille et de quoi écrire pour griffonner quelques mots, en équilibre sur sa monture.

Son cœur battait et appelait de plus en plus vite. Elle entendit certainement cet appel mais conserva le silence.

Sur le papier chiffonné, malgré une écriture malhabile et tremblante, on pouvait distinguer quatre noms de ville : Jacmel, Ville-Marie, Khartoum et Lemberg.

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