Au 40 de l'avenue

« Moi, je suis Napoléon, et toi, Lafayette. » ou bien avions-nous choisi chacun pour soi-même nos noms de code ? Pour moi, je l’avoue, c’était d’abord une référence aux deux chiens des 101 Dalmatiens, même si j’avais une vague idée du Lafayette original et que porter son nom avait du panache. Mais je comprenais aussi que pour Fabrice, il y avait quelque valeur supplémentaire à prendre le nom de Napoléon — que je connaissais beaucoup moins bien alors — et qu’il avait pris la meilleure part dans ce partage.

Fabrice était plus cultivé que moi. Ça ne me posait d'ailleurs aucun problème, je n'ai jamais été très attaché au concept de concurrence, déjà gamin, et ça ne me piquait pas non plus outre mesure. Mais c’était une bonne définition de Fabrice. Je me souviens qu’il m’avait parlé avec fierté et sans doute un peu de cette prétention tout à fait de notre âge, de lectures qui me passaient alors par dessus la tête, comme Proust, par exemple. Cependant, il n'y avait ni gêne, ni mépris, ni quoique ce soit de ce genre entre nous. C’est juste factuel : il était déjà très cultivé et c’est un point qui m'apparaît aujourd’hui très clairement alors que je rassemble ces souvenirs et d'ailleurs cette culture teinte tout ce qui suit.

Nous jouions donc à nos jeux d’aventuriers dans le vaste jardin de la maison de ses parents, au 40 de l’avenue. J’habitais alors plus bas, au 4, dans l'appartement plus modeste de mes parents au sein d’une résidence très agréable. D'ailleurs si tous les logements alentour étaient plus modestes que cette maison du 40, ils restaient plus confortables que ceux du reste de la banlieue parisienne, cette avenue étant probablement l'une des plus belles avenues de l’Île de France.

Le jardin offrait des perspectives, des points de vue, des terrains extrêmement variés comme des passages secrets sous les lauriers le long du mur sud, débouchant sur un petit belvédère plongeant sur l’avenue, fleurant bon le XVIIIème siècle. C’était pour nous tantôt un mirador, le kiosque d’un sous-marin, une base aérienne de la R.A.F., le gaillard arrière d’un galion, un vaisseau spatial, une base lunaire… Tout le jardin était en pente et offrait des accès différents du bas vers le haut. On y montait en une longue courbe tangente au belvédère, côté avenue, ou bien à travers un entrelacs d’escaliers et de chemins de traverse le long des étages d’un potager ou d'une roseraie, côté rue.

En bas, c’était la partie stérile, inutile pour nous, du jardin : une cour de gravier entre le mur nord, le double escalier de pierre de l’entrée principale de la maison et le portail d’entrée à l’est qui donnait sur l’avenue. Tout au plus utile pour arriver, après avoir sonné et entendu le buzz caractéristique de l’ouverture à distance du petit portillon à côté du portail. Pouvait s’y trouver, rarement, la voiture de fonction du père, François. Dans tous les cas, c’était un espace qui ne servait qu’à arriver et à repartir, à dire au revoir et y attendre les interminables palabres des mamans, rien d’intéressant, donc.

En haut du jardin, c’était notre domaine, d'ailleurs, je ne me souviens pas que les parents y aient jamais mis les pieds. Peut-être attendaient-ils que nous soyons partis pour venir l’entretenir, travailler au potager, tondre, afin de nous en réserver l’exclusivité totale? J’en doute, mais c’est bien l’impression qu’il m’en reste : c’était notre domaine, avec Fabrice, Élisabeth, Étienne et Pierre.

Au belvédère, nous découvrions la vie et les codes de conduite importants qu’il est nécessaire d’acquérir pour la traverser au mieux. Par exemple, au moment de la déballer de son emballage d’aluminium pour manger une tablette de chewing-gum Hollywood : « Le sucre sur le chewing-gum, c’est pas bon d'en manger trop. », m’assurait doctement Fabrice, qui s’en débarrassait donc en le léchant avant de pouvoir mâcher sa gomme la conscience tranquille… Je n’ai depuis jamais plus mangé un chewing-gum sans repenser à ce fort conseil d’une si délicieuse absurdité.

1979. Nous avons 12 ans, Fabrice et moi — je crois que nous avons le même âge mais je n’en suis plus complètement sûr — et du haut de la chambre de sa sœur Elisabeth et de notre prétention partagée à tout comprendre, nous savions que la guerre Iran-Iraq qui venait de commencer allait forcément déboucher sur une guerre nucléaire et nous observions la vue sur Paris depuis les fenêtre de cette chambre en imaginant le champignon atomique qui allait fatalement raser la ville sous peu. Loin d’en être particulièrement angoissés — l’ambiance de guerre froide et de risque nucléaire était la normalité de notre époque — nous étions surtout très fiers, une fois de plus, d'avoir compris les mécanismes évidents de causalité et de connaître l'avenir avec tant de justesse.

Nous baignions dans un univers de jeux de société assez formateurs, très stratégiques et évidemment passionnants. Je revois nos parties de Risk, allongés par terre, à apprendre sa géographie simplifiée à travers la répétition des annonces : « Ukraine attaque Scandinavie », j’ignore pourquoi celle-ci revenait si souvent — en fait, si, je sais, mais je vous épargnerai ici une démonstration trop détaillée sur la stratégie du Risk, les points de passage particuliers et donc la probabilité d’y retrouver les batailles les plus épiques — mais cette annonce sonne à mes oreilles, quarante ans après, comme la mère de toutes les batailles.

Un autre jeu que j’ai découvert dans cette maison et qui a contribué à ma formation stratégique et géographique autant qu’à mon plaisir de gamin jouant pour s'approprier le monde qui l’entourait : Richesses du monde. Un jeu de société très bien fait sur l'accaparement de ressources naturelles et la constitution de monopoles pour en tirer des revenus sur le dos des autres joueurs. Un peu sur le principe du Monopoly mais offrant une connaissance sur les matières premières mondiales, leur provenance géographique et leur valeurs relatives, aujourd’hui périmée et qui mériterait d’être mise à jour. J’y ai rejoué avec plaisir une génération plus tard avec mes propres filles et le jeu a conservé son attrait autant pour elles, issues d’un monde plus numérique, que pour moi, un peu plus âgé depuis, quoique, quand il s’agit de jouer, je n’ai pas tant grandi que ça…

Puisque j'en suis à évoquer nos jeux, je ne peux en passer sous silence un autre autour duquel je nous revois allongés sur les parquets des chambres des deuxième ou troisième étages : La conquête du pétrole. Encore un jeu capitaliste, me direz-vous, pétrolier en plus ! Celui-ci offrait par sa forme des pions assez originaux qui rajoutaient au plaisir : des socles rouges pour symboliser les zones prospectées, des derricks qui s’y encastraient pour l’exploitation, des ballons de stockage de gaz et une version de tout cela pour les champs offshore de pleine mer… Je me souviens moins de la mécanique du jeu mais ces pions originaux, évolutifs, lui prodiguaient une aura particulière qui reste présente dans ma mémoire aujourd’hui.

Dans cette maison flottait une certaine culture et un goût certain pour celle-ci. Le gamin que j’étais la voyait d’abord comme « chez les D... », la maison d’un copain, une maison où, sans être pesante ou trop ostensible, cette culture transparaissait tranquillement et en a imprégné mes souvenirs.  Je me souviens par exemple du petit salon à droite de la grande pièce d’entrée, pièce très large et très peu utilisée — tout comme la cour de graviers en face. On entrait parfois par là mais le plus souvent par la cuisine, toute petite, sur le côté de la maison. On en repartait le plus souvent, après que mes parents étaient venus nous chercher par exemple. Mais le petit salon à droite était la pièce de réception ou du café après le repas. Elle respirait le calme et le bon goût. On y trouvait un électrophone et des disques, on y écoutait des musiques classiques, toujours référencées comme étant de tel chef ou de tel interprète, au-delà du nom de l’œuvre et de son compositeur.

La pièce centrale, c’était aussi celle du bureau du père, François, placé légèrement en diagonale dans un coin intérieur. Je ne l’y ai jamais vu travailler et il restait plutôt désert. C’était certainement un beau meuble ancien même si je ne me souviens d’aucun de ces détails, il manifestait une présence solitaire. Un soir — un vendredi soir — que je restais dormir tandis que mes parents étaient partis quelques jours à l’étranger pour les affaires de mon père, j'avais passé la soirée assis à ce bureau à réviser mon cours d’histoire sur la première guerre mondiale. Nous avions un contrôle sur le sujet le lendemain matin au collège. En fait de révisions, je m’étais plongé dans un gros livre d’histoire qui retraçait toute la guerre avec des textes détaillés et glorieux et des illustrations édifiantes, chacune protégée par une page de soie qu’il fallait tourner précautionneusement pour ne pas la froisser. Bref, le contrôle était une excuse pour faire ce que j’aimais le plus (et là non plus, je n’ai absolument pas changé) : me plonger dans l’histoire militaire pour en découvrir tous les aspects, les manœuvres, les noms, les lieux, les références. En mettant de côté mon manuel scolaire et le méprisant d’instinct, je préférais le contact avec ce gros livre imposant, plus vieux, plus décalé, plus « historique ».

J’ai donc passé la soirée à lire, et même à redessiner les marches d’invasion des armées allemandes à travers la Belgique et le Luxembourg, avec les flèches et les blocs, les noms des armées des deux camps et de leurs commandants, ce qui a conduit le lendemain à vivre en classe une situation amusante...

Une maison, des amis, une jeunesse, sont évidemment une grande source de souvenirs, sous forme d’anecdotes plus ou moins originales, plus ou moins marquantes, plus ou moins oubliées. Je me remémore aussi des endroits particuliers, des odeurs : celle de la buanderie au sous-sol, à laquelle on accédait par l’intérieur ou bien par l’extérieur et un escalier de pierre en courbe, comme une rocaille, un peu caché. C’était un refuge de fraîcheur en été autant qu’un passage « secret » pour permettre à un colonel Moutarde d’accéder à la cuisine avec une clef anglaise...

Mais c’est aussi une image qui se promène longtemps après, durant toute la vie : cette maison au 40 de l'avenue a accompagné les années suivantes de ma vie d'une autre manière, comme illustration de lectures. Dans un roman évoquant une maison et un jardin, surtout si il se passait entre le XVIIIe siècle et maintenant, mon imagination piochait dans mes souvenirs du lieu pour en fournir l’illustration mentale. Par exemple, quand je pense au poème Aux Feuillantines de Victor Hugo, je vois la maison, même si je ne me souviens pas y avoir lu la bible dans un grenier !

Pour finir, il aura fallu le décès de François, le père, la voix de son épouse Catherine au téléphone, qui a été souvent si présente pour nous, pour que remontent tous ces souvenirs et que naisse la nécessité de les écrire, ici à Montréal, des décennies plus tard, comme un hommage, aux amis, à la famille, aux temps passés, à la jeunesse, comme un témoignage de bonheurs évidents que je pouvais croire enfouis et oubliés.

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